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L'élargissement de l'Union Européenne, " chef-d'oeuvre politique " ou chaos prévisible ?

 

Chef-d'œuvre politique, comme l'a qualifié lyriquement M.Prodi, chaos annoncé ou encore " bombe à retardement " (1), l'élargissement de l'Union est en tout cas la grande affaire des mois à venir.

Le 9 octobre 2002, la Commission a présenté ses recommandations sur une stratégie pour l'élargissement de l'Union européenne à dix nouveaux états (sur 13 candidats) (2), recommandations qui seront présentées au Conseil européen des 24 et 25 octobre à Bruxelles (3).

 

Pourquoi l'élargissement

La chute du mur de Berlin en 1989 a rapproché les deux parties du continent européen, les relations de l'Europe de l'Ouest avec les anciennes démocraties populaires étant rapidement passées des contacts diplomatiques à la coopération sous forme d'accords d'association bilatéraux avec dix pays d'Europe centrale, sur le modèle des accords en vigueur avec Malte, Chypre et la Turquie. En 1993, le Conseil européen de Copenhague franchit un nouveau pas en s'affirmant favorable au principe de l'élargissement de l'Union aux pays d'Europe centrale et orientale qui souhaiteraient faire acte de candidature et qui rempliraient les critères d'éligibilité requis (4). Les négociations peuvent alors commencer, ponctuées par des rapports réguliers sur les progrès réalisés par les pays candidats afin de répondre aux conditions posées par les 15. Le Traité de Nice de 2000 réaffirme l'enjeu historique de l'élargissement et la priorité politique qui lui est conférée .Si l'Europe " de l'Atlantique à l'Oural " chère au général de Gaulle reste une utopie , l'élargissement qui se prépare dessine les contours d'un continent européen ressoudé après des décennies de partition en deux blocs hostiles. Substituer à un continent divisé, une aire de paix et de stabilité, tel est donc le " chef-d'œuvre politique " évoqué par M.Prodi. Cet argument politique majeur en faveur de l'élargissement éclipserait (presque),dans le discours de ses promoteurs, ses autres aspects qui sont notamment l'extension du marché intérieur et la réalisation d'un ensemble géo politique " pesant " quelques 450 millions d'habitants.

 

La recommandation de la Commission du 9 octobre 2002

Au regard des critères définis à Copenhague, dix états ont été jugés par la Commission aptes à intégrer l'Union dès le début 2004,le traité d'adhésion lui-même devant être signé au printemps 2003. La Commission justifie sa décision par les progrès " remarquables " réalisés par ces pays pour parvenir à une mise en œuvre de l'acquis communautaire grâce à une profonde adaptation des législations qui se traduit par un alignement sur la législation européenne dans de nombreux domaines, et pour réformer et consolider les structures administratives et judiciaires destinées pour mettre en oeuvre et faire appliquer cette législation.

L' " appréciation rigoureuse et juste de l'état de préparation de chaque pays candidat ", pour reprendre les termes du rapport, a en revanche conduit la Commission à évincer trois pays . La Bulgarie et la Roumanie voient la date de leur adhésion repoussée au mieux à 2007 en raison notamment de l'insuffisante réforme de leur justice et de leurs administrations.. Quant à la Turquie, aucun objectif en terme de date d'adhésion n'est fixé , la Commission se bornant à recommander que l'Union renforce son soutien aux préparatifs de ce pays dans le cadre de la préadhésion et qu'elle augmente les ressources qui lui sont destinées. Le respect des critères politiques est ,dans le cas de la Turquie, le problème majeur.

S'agissant des dix pays retenus, la Commission reconnaît cependant qu'il reste encore des points à régler et que tous ne sont pas au même niveau de préparation. La Pologne, pays le plus peuplé des dix, ainsi que Malte et de la Lettonie, font l'objet de sévères critiques en raison de leur retard alors que Chypre et la Slovénie paraissent être presque prêts.

Les préparatifs à l'élargissement doivent donc se poursuivre au cours des mois qui viennent afin d'achever d'intégrer les règles communautaire (l' " acquis communautaire ") dans le droit des dix futurs membres dans des secteurs tels que le marché intérieur, la concurrence, la protection des consommateurs, l'environnement, les transports, l'énergie, la politique sociale et l'emploi, la justice et les affaires intérieures, ou encore la fiscalité. Certains domaines, dont la Commission prend soin de préciser qu'il sont en nombre " restreint ", sont encore à un stade peu avancé et l'effort d'intégration y revêt un caractère d'urgence :douane (interconnexion des systèmes nationaux avec les systèmes d'information des douanes de la Communauté); agriculture (mise en place du système intégré de gestion et de contrôle (SIGC), indispensable à la bonne gestion des aides directes); politique régionale (définition des structures d'application définitives); contrôle financier (mise en œuvre de systèmes adéquats de contrôle interne des finances publiques et des outils permettant une gestion conforme des financements accordés par l'Union, renforcement des structures administratives chargées de protéger les intérêts financiers de l'Union) (5).

 

Des questions en suspens

La Commission fait donc le pari que les pays candidats qui ont été retenus alors qu'ils ne sont pas prêts le seront dans quelques mois, pari qui ne fait pas l'unanimité en raison des questions en suspens, qu'il s'agisse de l'aptitude des futurs membres à appartenir à l'Union ou de celle des états déjà membres à régler les dossiers épineux qui hypothèquent actuellement l'élargissement.

 

L'impréparation des futurs membres

Les critiques dont la Commission ,on l'a dit, n'a pas été avare envers certains des futurs états membres, sont relayées et amplifiées dans certaines des analyses qui ont suivi la publication de la recommandation du 9 octobre (6).

Sont ainsi mises en doute la capacité des pays candidats à former leurs administrations, à renforcer leurs systèmes judiciaires, à protéger leurs minorités, à lutter contre la corruption…Leur situation économique est une autre cause de scepticisme : ces pays sont pauvres (le PIB par habitant frôle les 40% de la moyenne des 15 états membres actuels) et leurs économies n'apparaissent pas assez solides pour jouer le jeu du marché intérieur dominé par la concurrence. D'où deux risques majeurs, selon Jean-Louis Bourlanges député centriste européen et connu pour son engagement pro européen : " celui de provoquer un afflux d'immigrés si les revenus à l'est ne se rapprochent pas de ceux de l'ouest et celui de voir le chômage à l'ouest augmenter si les entreprises délocalisent leurs usines " (7).

 

Les dissensions entre les états membres

Problème numéro un, celui du fonctionnement de l'Union et de sa capacité à prendre des décisions à 25 alors qu'elle éprouve déjà des difficultés à 15. Le traité de Nice n'ayant donné qu'une réponse partielle à ces questions, il appartient aux conventionnels actuellement réunis sous la présidence de Valery Giscard d'Estaing de tenter de trouver une solution acceptable par tous : redoutable gageure !

Autre sujet de fâcherie, le budget communautaire : celui-ci est plafonné à 1,27% du PNB communautaire. Comment avec cette limitation faire face à l'afflux de candidats aux subventions de toutes sortes (agricoles, des fonds structurels…) dont le nombre va s'élever de façon très importante ? A titre d'exemple, pratiquement toutes les régions des pays candidats ont vocation à bénéficier des aides des fonds structurels. L'élargissement est présenté comme " indolore " financièrement, puisqu'aucune augmentation du budget n'est prévue .Pour la période 2004 à 2006, le financement voté est de 380 millions d'euros (ce qui représente 0,15 % du PNB des Quinze) et encore faut-il déduire de ce total les contributions que les dix nouveaux membres verseront au budget européen soit15 milliards d'euros. Ce financement est à rapprocher du coût du plan Marshall soit l'équivalent de 97 milliards d'euros pour la période 1948-1951. A l'évidence les pays de l'Union s'en sortent bien.Mais ne s'agit-il pas d'économies à court terme ?Car le problème est celui de la répartition des dépenses. L'analyse de F.Dehousse, professeur de droit et ancien négociateur pour la Belgique du traité d'Amsterdam le suggère : " Il y a trois options. D'abord, nous défendons une vision ambitieuse, pour appuyer fortement le développement des nouveaux membres. Il faut alors des transferts financiers plus importants. Ensuite, nous décidons de ne pas augmenter nos dépenses tout en réorientant les transferts des Etats membres actuels vers les pays candidats. Enfin, pire hypothèse, nous faisons l'élargissement sans revoir les transferts existants, nos droits acquis en quelque sorte, ce qui freinera ces pays dans leur rattrapage. Cette dernière option semble en train de s'imposer…Il suffit de voir la réforme de la Politique agricole commune. Jacques Chirac veut maintenir le plus longtemps possible le pognon versé à la France et Gerhard Schröder est obsédé par la réduction de la facture de l'Allemagne. Pour les fonds structurels, même chose : Jose Maria Aznar accepte tout ce qu'on veut du moment qu'on maintient les transferts vers l'Espagne. La seule chose qui n'intéresse personne, c'est l'efficacité de ces dépenses ". Et que se passera-t-il après 2006 quand il faudra négocier un nouveau cadre financier à 25 ?…

Troisième dossier épineux, celui de la PAC. Les pays arrivants se caractérisent par une agriculture archaïque et des paysans nombreux qui représentent encore une part importante de la population totale (20 % en Pologne). Faute de budget à la hauteur, la Commission a proposé de limiter au départ les aides aux revenus à 25 % de ce que reçoivent les paysans des états membres actuels, ce que refusent les pays candidats, et on peut comprendre qu'ils ne souhaitent pas être des européens de seconde zone. Le problème se complique encore par le refus de la France de remettre en cause la PAC et le système des aides directes s'opposant ainsi aux allemands et aux néerlandais qui ,eux, souhaitent cette réforme pour prévenir une explosion des dépenses. Pour surmonter la difficulté, la Commission propose une période de transition jusqu'en 2013 pendant laquelle les agriculteurs de l'Est n'auraient pas les mêmes droits que ceux de l'Ouest.

A ces dossiers s'ajoute le problème de la contribution britannique, ramené sous les feux de l'actualité par M.Chirac. A deux jours de l'ouverture du Sommet de Bruxelles celui-ci a engagé ce qui semble bien être une contre-offensive aux accusations d' " égoïsme " dont la France fait l'objet, en demandant un examen de toutes les dépenses de l'Union. Au nombre de celles-ci "le chèque britannique [qui] a aujourd'hui moins de justification qu'hier", selon le chef de l'état français (8). Ce " chèque " correspond au rabais sur sa contribution au budget de l'Union obtenu par le Royaume-Uni en 1984, lorsque Mme Thatcher répétait avec une obstination qui avait fini par porter ses fruits : " I want my money back ", ceci au motif que la contribution de son pays au budget de l'Union représentait le double de ce qu'il en recevait. Or aujourd'hui, la situation a changé (9).

Les discussions au Conseil Européen de Bruxelles qui devait se prononcer sur les recommandations de la Commission s'annonçaient donc âpres et le blocage du processus de l'élargissement par un ou des états était redouté.

 

Les décisions du Sommet Européen de Bruxelles (10)

En prélude au Sommet ,la reconstitution inattendue du " couple franco-allemand " a permis d'écarter la principale source de conflit en réglant le dossier agricole, accord repris ensuite au Conseil. La France obtient qu'aucune modification ne soit apportée à la PAC jusqu'en 2006.

Après avoir approuvé les recommandations de la Commission, le Conseil rappelle la nécessité de respecter le plafond des dépenses liées aux adhésions fixé pour les années 2004 à 2006 par le Conseil européen de Berlin et fixe un calendrier pour une introduction des paiements directs bénéficiant aux pays candidats. Cette introduction doit se faire de façon progressive de 2004 jusqu'en 2013 date à laquelle les nouveaux membres atteindront le même niveau d'aide que les autres états. Cet échéancier s'accompagne d'un engagement de stabilité financière fixant un plafond de dépenses, à partir de 2006 et sur la base du chiffre de 2006, majoré de 1% par an les années suivantes .

Une dotation de 23 milliards d'euros est décidée au titre des fonds structurels et de cohésion, à répartir entre les nouveaux États membres.

Comme il est prévisible que certains états candidats seront contributeurs nets au budget de l'Union, il est prévu un mécanisme correcteur .Celui-ci prend la forme d'une compensation temporaire pour les nouveaux membres dont les contributions au budget de l'Union seraient supérieures aux avantages qu'ils en retireraient au cours de la période 2004-2006.

Le Conseil aborde aussi les questions institutionnelles de la pondération des voix au Conseil et des règles de majorité, ainsi que le nombre de députés européens, et l'ordre de rotation pour la présidence semestrielle de l'Union.

Comme le reconnaît la déclaration de la Présidence, tout n'est cependant pas réglé et il reste des questions en suspens qui doivent faire l'objet d'un règlement afin de conclure les négociations lors du Conseil de Copenhague, des 12 et 13 décembre ,la signature du traité d'adhésion devant avoir lieu à Athènes en avril 2003.

En réponse aux inquiétudes qui s'exacerbent alors que l'échéance se rapproche, la Commission a rappelé que des garde fous existent. Tout d'abord, six mois avant la date d'adhésion envisagée, elle présentera Conseil et au Parlement Européen un rapport d'évaluation complet. Par ailleurs, elle a prévu un système de sauvegarde,entériné par le Conseil dans les cas où le marché intérieur serait menacé (11) et elle affirme son intention d'assigner devant la Cour de Justice des Communautés Européennes les nouveaux pays qui ne respectent pas leurs engagements. Enfin, l'arme financière est également brandie : il n'y aura pas d'argent communautaire pour les pays dont le système de gestion des aides de l'Union ne sera pas prêt.

Mais est-ce vraiment suffisant aux yeux de ceux qui prédisent le " chaos " ?



 




1- B.Bollaert : " Europe : la bombe à retardement ", Le Figaro.fr du 07.10.2002

2  -Chypre, la République tchèque, l'Estonie, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, Malte, la Pologne, la République slovaque et la Slovénie. Les candidatures de la Roumanie, la Bulgarie et la Turquie ne sont pas retenues pour 2004.

3 - Commission : " Vers l'Union élargie ",Com(2002)700 final

4 - critères politiques: stabilité des institutions garantissant la démocratie, la primauté du droit, le respect des droits de l'homme ainsi que le respect et la protection des minorités" ;
- critères économiques: existence d'une économie de marché viable ainsi que la capacité de faire face à la pression concurrentielle et aux forces du marché à l'intérieur de l'Union" ;
- capacité à assumer les obligations, et notamment souscrire aux objectifs de l'Union politique, économique et monétaire. Ce critère fait référence à la mise en oeuvre de la législation de l'Union ( "l'acquis communautaire"), et la garantie de son application effective par des structures administratives et judiciaires appropriées.

5 - Pour plus d'information sur l'avancement des négociations :" Etat des négociations d'adhésion ",document de la Commission, DG Elargissement

6 - Voir par exemple, l'analyse sans complaisance à laquelle se livre F.Dehousse, professeur de droit à l'Université de Liège et au Collège d'Europe, et ancien négociateur du traité d'Amsterdam de 1997,analyse qui d'ailleurs met davantage en cause les inconséquences des institutions européennes que les pays candidats. M.Dehousse qualifie d' " insensée " la méthode choisie pour mener à bien l'élargissement ,estimant que " la Commission vit effectivement dans un univers féerique digne d'un dessin animé " (Entretien rapporté dans Libération du 9/10/2002) Egalement : Eric Le Boucher : " Les risques d'un élargissement mal préparé " Le Monde interactif du 16 octobre 2002

7 - Propos rapportés par Eric Le Boucher, article op.cité

8 - Luc de Barochez : " Chirac veut faire payer la Grande-Bretagne ", Le Figaro.fr du 23/10/2002

9 - Ce déséquilibre était du au fait que le Royaume-Uni bénéficiait peu de la PAC, principal poste budgétaire communautaire depuis sa création. Le mécanisme compensateur mis en place en 1984 pour le Royaume-Uni est donc le suivant : les deux tiers de son déséquilibre budgétaire de l'année précédente lui seront remboursés par ses partenaires au prorata de leur part dans le PNB communautaire. Or depuis 1984, la structure du budget communautaire a changé :aux côtés de la PAC , d'autres politiques communes se sont considérablement développées draînant des crédits en augmentation. Par ailleurs, le budget est désormais principalement alimenté par une contribution assise sur le PNB et aujourd'hui le Royaume-Uni qui représente19 % du PNB de l'UE, ne participe qu'à hauteur de 13,8 % à son financement, alors que la contribution de ses partenaires correspond à peu près à leur richesse relative. Une part importante du rabais britannique est payé par la France et, détail qui ne manque pas de sel, les pays candidats devraient eux aussi payer une part significative de ce rabais .

10 - Conclusions de la Présidence du Conseil Européen, Bruxelles, 24 et 25 octobre 2002

11- Il est en effet prévu une clause générale de sauvegarde au plan économique, et deux clauses de sauvegarde spécifiques concernant le fonctionnement du marché intérieur, y compris toutes les politiques sectorielles qui concernent des activités économiques ayant un effet transfrontalier, et le domaine de la justice et des affaires intérieures. Applicable pendant une durée pouvant aller jusqu'à trois ans à partir de l'adhésion, elle pourrait être invoquée soit lorsqu'un État membre présenterait une demande dûment motivée dans ce sens, soit sur l'initiative de la Commission. Les mesures relevant de la clause générale de sauvegarde au plan économique pourraient s'appliquer à tout État membre. Celles relevant des deux clauses de sauvegarde spécifiques pourraient s'appliquer uniquement à un nouvel État membre qui n'aurait pas respecté les engagements pris dans le cadre des négociations. Une clause de sauvegarde pourrait même être invoquée avant l'adhésion, sur la base des constatations faites dans le cadre du suivi, et entrer en vigueur le jour de l'adhésion. La durée des mesures prises à ce titre pourrait s'étendre au-delà de la période de trois ans prévue.

 

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