Information et veille juridique en droit de l'Union européenne

La CJUE pose des limites à la transparence financière




cour de jusitce de l'union européenne

Une audience de la Cour de justice chambre à cinq juges
Source : Cour de Justice de l’Union Européenne

 


La décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne du 22 novembre 2022 a suscité beaucoup d’émoi et de critiques sur le mode : la justice européenne met un frein à la transparence financière (titre d’un article publié dans le Monde du même jour). Dans cette décision, la Cour juge illégale la mise à disposition du public de registres des bénéficiaires effectifs des sociétés (les personnes physiques qui possèdent ou contrôlent une entité juridique, par la détention d’un pourcentage suffisant d’actions ou de droits de vote ou d’une participation au capital).
 

En 2015, le Parlement européen et le Conseil ont adopté une directive de lutte contre le blanchiment de capitaux (directive 2015/849 du 20 mai 2015, relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme modifiée par la directive 2018/843 du 30 mai 2018). L’objectif est de le rendre plus difficile au moyen d’une transparence accrue.
 

En application de ce texte, le Luxembourg a institué en 2019 un Registre qui contient toute une série d’informations sur les bénéficiaires effectifs des entités immatriculées. Une partie de ces informations sont accessibles au grand public, notamment par Internet. Cette loi prévoit également la possibilité qu’un bénéficiaire effectif demande à Luxembourg Business Registers (LBR), le gestionnaire du Registre, de limiter l’accès à de telles informations dans certains cas. Deux sociétés ont fait usage de cette disposition pour leurs dirigeants. L’une alléguait les risques d’une publication pour l’intéressé et sa famille (enlèvement, chantage, extorsion, intimidation), l’autre, l’atteinte à la protection de la vie privée et familiale ainsi qu’à la protection des données à caractère personnel, en violation des articles 7 et 8 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Ces demandes ayant été rejetée par LBR, des recours ont été alors introduits devant le tribunal d’arrondissement de Luxembourg (Luxembourg), la juridiction de renvoi. Devant le tribunal, LBR a maintenu sa position.
 

Le juge luxembourgeois a décidé de suspendre l’instance pour poser la Cour de justice plusieurs questions préjudicielles sur l’interprétation de diverses dispositions de la directive : que faut-il entendre par les notions de « circonstances exceptionnelles » et de « risque » et de risque « disproportionné » permettant de limiter l’accès aux informations ? La publication des informations sur les bénéficiaires effectifs prévue par la directive est-elle conforme aux dispositions de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ?
 

C’est à ces différentes questions que répond l’arrêt de la CJUE du 22 novembre 2022 (affaires jointes C-37/20 | Luxembourg Business Registers et C-601/20 | Sovim).  

La Cour rappelle que tout membre du grand public peut avoir accès, au moins, au nom, au mois et à l’année de naissance, au pays de résidence et à la nationalité du bénéficiaire effectif, ainsi qu’à la nature et à l’étendue des intérêts effectifs détenus (article 30, par.5 de la directive) et qu’elle autorise les Etats à donner accès à des « informations supplémentaires permettant l’identification du bénéficiaire effectif », comme les coordonnées (même article). Dès lors, « l’accès du grand public aux informations sur les bénéficiaires effectifs, prévu à l’article 30, paragraphe 5, de la directive 2015/849 modifiée, constitue une ingérence dans les droits garantis aux articles 7 et 8 de la Charte » (point 40). Or, cette ingérence est d’autant plus grave qu’un nombre illimité de personnes peut avoir accès aux informations, pour des raisons n’ayant rien à voir avec l’objectif de lutte contre le blanchiment d’argent et avec d’autant plus de facilité qu’elles peuvent être consultées sur Internet (points 42 et 44).

 

Cette ingérence peut-elle être validée ? Des atteintes, même graves, aux droits fondamentaux peuvent être justifiées par un objectif d’intérêt général. La lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme est indéniablement un tel objectif et la publication des informations sur les bénéficiaires effectifs, de même que l’accès du grand public à ces informations y contribue.
Mais il faut que les atteintes soient limitées au strict nécessaire et proportionnées à l’objectif poursuivi, rappelle le juge communautaire. Ce qui n’est pas le cas. L’ingérence dans les droits excède le strict nécessaire (point 76) car les dispositions de la directive qui autorisent l’accès du public aux données ne sont pas suffisamment définies ni identifiables. Alors que la directive dans sa version initiale avait limité l’accès aux autorités compétentes, à certaines entités, et à « toute personne ou organisation capable de démontrer un intérêt légitime », la directive révisée en 2018 permet on l’a vu, un accès au grand public. Selon la Cour, cette aggravation de l’atteinte aux droits des personnes n’est pas compensée « par les bénéfices éventuels qui pourraient résulter du nouveau régime par rapport à l’ancien, en ce qui concerne la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme » (point 85).

 

Pour les ONG qui combattent la délinquance financière, l’arrêt de la Cour est un coup dur. « La décision de la Cour de Justice de l’UE risque de nous replonger dans le noir et l’ignorance » dénonce par exemple Transparency International dans un communiqué du 22 novembre. Selon le communiqué qui cite un certain nombre d’exemples d’utilisation des registres : « ll est impossible de lutter contre ce qu’on ne voit pas. Les registres des bénéficiaires effectifs européens, et leur ouverture progressive au public en application de la législation européenne, permettent aux journalistes, ONG et citoyens de documenter la réalité des paradis fiscaux intra-européens et l’ampleur des flux financiers illicites transitant par l’Union européenne ». Pour d’autres commentateurs, la Cour a fait preuve d’une « naïveté » dont se félicitent les fraudeurs et les criminels (Tribune d’Andres Knobel, Juriste, dans le journal le Monde).

Aussitôt connue la décision de la CJUE, le gouvernement luxembourgeois a annoncé la suspension de l'accès par internet au registre des bénéficiaires effectifs. Autre pays dont les pratiques fiscales sont contestées, les Pays-Bas ont pris une mesure semblable.
 

Cet arrêt illustre les difficultés qu’il y a à concilier des objectifs tout aussi importants et légitimes : la protection des droits fondamentaux et la répression de la délinquance. Que la CJUE ait choisi de privilégier le premier, n’est pas un signe de naïveté mais plutôt celui d’une continuité : sur la protection des données la jurisprudence de la CJUE est exigeante (voir par exemple aussi, sur ce site : Big Brother ne passera pas par la Cour de Justice de l’Union Européenne, 1ere partie )
 


 

Dispositif

Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit :
L’article 1er, point 15, sous c), de la directive (UE) 2018/843 du Parlement européen et du Conseil, du 30 mai 2018, modifiant la directive (UE) 2015/849 relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme ainsi que les directives 2009/138/CE et 2013/36/UE, est invalide en tant qu’il a modifié l’article 30, paragraphe 5, premier alinéa, sous c), de la directive (UE) 2015/849 du Parlement européen et du Conseil, du 20 mai 2015, relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme, modifiant le règlement (UE) no 648/2012 du Parlement européen et du Conseil et abrogeant la directive 2005/60/CE du Parlement européen et du Conseil et la directive 2006/70/CE de la Commission, en ce sens que cet article 30, paragraphe 5, premier alinéa, sous c), prévoit, dans sa version ainsi modifiée, que les États membres doivent veiller à ce que les informations sur les bénéficiaires effectifs des sociétés et autres entités juridiques constituées sur leur territoire soient accessibles dans tous les cas à tout membre du grand public.

 

 



 

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