Information et veille juridique en droit de l'Union européenne

Le principe de proportionnalité appliqué à la liberté de divulguer des informations privilégiées relatives à des opérations en Bourse




cour de jusitce de l'union européenne

Une audience de la Cour de justice chambre à cinq juges
Source : Cour de Justice de l’Union Européenne



Le principe de proportionnalité est bien connu en droit. Il signifie qu’une mesure ou une règle de droit ne doit pas aller au dela de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif qu’elles poursuivent. Très important en droit communautaire, il est souvent utilisé par la Cour de Justice de l’Union Européenne pour départager le droit communautaire et le droit national et éviter les contradictions entre loi nationale et loi européenne. Dans un arrêt récent, il est appliqué à la liberté de la presse. Voyons quel usage en fait la Cour.
 

En juin 2011, M.A un journaliste spécialisé dans les marchés écrivant dans le Daily Mail, avait mis en ligne deux articles relayant des rumeurs d'offres publiques d’achat, à la suite desquels les actions des sociétés concernées par ces OPA avaient augmenté de façon importante.  L’Autorité des marchés financiers française (AMF) avait infligé à M. A une sanction pécuniaire de 40 000 euros parce qu’il aurait informé certaines de ses sources habituelles de la publication prochaine de ces articles. L'AMF considérait qu'il s'agissait d'une communication d' « informations privilégiées » en violation du Règlement Général de l'Autorité des Marchés Financiers (articles 622-1 et 622-2). Le journaliste avait demandé l'annulation de la décision de l'AMF devant la Cour d’Appel de Paris. Celle-ci avait sursis à statuer pour interroger la Cour de Justice de l'Union Européenne à titre préjudiciel sur l’interprétation des dispositions du droit de l’Union sur les opérations d’initiés. Les questions posées à la Cour concernaient la définition d'information privilégiée et les exceptions à l'interdiction de divulguer de telles informations au regard du droit de l’Union européenne (et en particulier des articles 21 et 10 du règlement n° 596/2014 du 16 avril 2014 sur les abus de marché)
 

La Cour de Justice a rendu sa décision le 15 mars 2022 (affaire C-302/20, M. A contre Autorité des marchés financiers).
 

Elle rappelle tout d’abord que la notion d’« information privilégiée » comprend quatre éléments essentiels. Premièrement, il s’agit d’une information à caractère précis. Deuxièmement, cette information n’a pas été rendue publique. Troisièmement, elle concerne, directement ou indirectement, un ou plusieurs instruments financiers ou leurs émetteurs. Quatrièmement, elle serait susceptible, si elle était rendue publique, d’influencer de façon sensible le cours des instruments financiers concernés ou le cours d’instruments financiers dérivés qui leur sont liés (point 33). La Cour ne s’attarde pas sur les trois derniers éléments qui lui semblent réunis, et concentre son examen sur le caractère précis de l’information donnée. Elle estime que la connaissance d’une rumeur peut suffire dans certaines circonstances à donner un investisseur un avantage sur les autres. Selon elle, c’est le cas lorsque qu’il est fait mention du prix auquel seraient achetés les titres, du nom du journaliste ayant signé l’article ainsi que de l’organe de presse en assurant la publication. La notoriété du journaliste ayant signé les articles ainsi que celle du journal les ayant publiés « peuvent être considérées comme étant déterminantes, selon les circonstances de l’espèce, dès lors que ces éléments permettent d’apprécier la crédibilité des rumeurs visées, les investisseurs pouvant, le cas échéant, être amenés à présumer que celles-ci proviennent de sources considérées comme fiables par ce journaliste et cet organe de presse » (51). L’information a alors un caractère suffisamment précis pour constituer une information privilégiée (57).
 

Il reste à examiner si les conditions pour qu’une telle information soit justifiée sont réunies.
 

C’est le cas au titre de la liberté de la presse et de la liberté d’expression. L’article 21 du règlement n°596/2014 prévoit que la divulgation des informations peut être licite si elle est faite « à des fins journalistiques ».  Selon l’article 21, cette diffusion d’informations est appréciée en tenant compte des règles régissant la liberté de la presse et la liberté d’expression dans les autres médias et des règles ou codes régissant la profession de journaliste. Ainsi, les fins journalistiques peuvent très bien englober des travaux d’investigation préparatoires à la publication réalisés par un journaliste pour vérifier la véracité des rumeurs (71). Mais encore faut-il que le journaliste ait agi « dans le cadre normal de l’exercice » de sa profession, comme le prévoit l’article 10 du règlement. Et c’est là qu’intervient l’examen de la proportionnalité. La divulgation d’une information privilégiée par le journaliste était-elle nécessaire à l’exercice de sa profession et a-t-elle respecté le principe de proportionnalité. Telles sont les questions que doit résoudre la juridiction nationale saisie. La Cour d’appel doit ainsi déterminer s’il était nécessaire pour le journaliste qui voulait vérifier la véracité d’une rumeur de marché de divulguer à un tiers, non seulement la teneur de cette rumeur, mais aussi le fait qu’un article la reprenant allait être publié. Elle doit aussi évaluer si une éventuelle restriction à la liberté de la presse que l’interdiction d’une telle divulgation engendrerait serait excessive ( compte tenu de son effet potentiellement dissuasif pour l’exercice de l’activité journalistique ainsi que des règles et des codes auxquels les journalistes sont soumis) par rapport au préjudice qu’une telle divulgation risque de porter non seulement aux intérêts privés de certains investisseurs mais aussi à l’intégrité des marchés financiers.

 

Commentaire
 

Cette affaire oppose la liberté de la presse à une réglementation sectorielle de l’Union européenne visant à garantir l’intégrité des marchés en réprimant les délits d’initiés. On est frappé par la disproportion des intérêts en jeu qui confrontent une liberté essentielle à la vie de la démocratie à une régulation essentielle à la vie des affaires. C’est pourquoi la Cour reconnaît, au sein des exceptions prévues pour justifier la divulgation d’une information privilégié, un statut particulier aux informations divulguées par un journaliste. Elle rappelle que « l’exception figurant à l’article 10, paragraphe 1, du règlement no 596/2014 … pose la condition d’un lien étroit entre la divulgation d’une information privilégiée et l’exercice d’un travail, d’une profession ou d’une fonction pour justifier une telle divulgation. Elle doit recevoir, en principe, une interprétation stricte, la divulgation d’une information privilégiée n’étant licite que si elle est strictement nécessaire à cet exercice et est respectueuse du principe de proportionnalité » (78). Mais, ajoute la Cour, « lorsqu’un journaliste divulgue des informations privilégiées « à des fins journalistiques », au sens de l’article 21 du règlement no 596/2014, ladite exception doit être interprétée … de manière à sauvegarder l’effet utile de cette disposition eu égard à sa finalité … à savoir le respect de la liberté de la presse et de la liberté d’expression dans d’autres médias » (80) garanties par l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne.
 

C’est pourquoi l’exigence, découlant de l’article 10 du règlement no 596/2014, qu’une telle divulgation soit nécessaire à l’exercice de la profession de journaliste ainsi que le caractère proportionné de cette divulgation doivent être appréciés en tenant compte du fait qu’ils s’appliquent à une liberté fondamentale garantie. En particulier « Dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui ». Et de plus, la protection d’une liberté doit être au minimum égale à celle qui est reconnue au titre de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (article 52 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE).
 

Munie de ces lignes directrices, la Cour d’Appel de Paris va à présent devoir décider si M.A a outrepassé les droits que lui confère sa qualité de journaliste.

 

 

 

Dispositif

 

1)      L’article 1er, point 1, de la directive 2003/6/CE du Parlement européen et du Conseil, du 28 janvier 2003, sur les opérations d’initiés et les manipulations de marché (abus de marché), doit être interprété en ce sens que, aux fins de la qualification d’une information privilégiée, est susceptible de constituer une information « à caractère précis », au sens de cette disposition et de l’article 1er, paragraphe 1, de la directive 2003/124/CE de la Commission, du 22 décembre 2003, portant modalités d’application de la directive 2003/6 en ce qui concerne la définition et la publication des informations privilégiées et la définition des manipulations de marché, une information portant sur la publication prochaine d’un article de presse relayant une rumeur de marché concernant un émetteur d’instruments financiers et que sont pertinents, aux fins de l’appréciation dudit caractère précis, pour autant qu’ils aient été communiqués avant cette publication, le fait que cet article de presse mentionnera le prix auquel seraient achetés les titres de cet émetteur dans le cadre d’une éventuelle offre publique d’achat ainsi que l’identité du journaliste ayant signé ledit article et de l’organe de presse en assurant la publication. Quant à l’influence effective de cette publication sur le cours des titres auxquels celle-ci se rapporte, si elle peut constituer une preuve ex post du caractère précis de ladite information, elle ne saurait suffire, à elle seule, en l’absence d’examen d’autres éléments connus ou divulgués antérieurement à ladite publication, à établir un tel caractère précis.

2)      L’article 21 du règlement (UE) no 596/2014 du Parlement européen et du Conseil, du 16 avril 2014, sur les abus de marché (règlement relatif aux abus de marché) et abrogeant la directive 2003/6 et les directives 2003/124/CE, 2003/125/CE et 2004/72/CE de la Commission, doit être interprété en ce sens qu’est réalisée « à des fins journalistiques », au sens de cet article, la divulgation par un journaliste, à l’une de ses sources d’information habituelles, d’une information portant sur la publication prochaine d’un article de presse à sa signature relayant une rumeur de marché, lorsque cette divulgation est nécessaire pour permettre de mener à bien une activité journalistique, laquelle inclut les travaux d’investigation préparatoires des publications.

3)      Les articles 10 et 21 du règlement no 596/2014 doivent être interprétés en ce sens qu’une divulgation d’une information privilégiée par un journaliste est licite lorsqu’elle doit être considérée comme étant nécessaire à l’exercice de sa profession et comme respectant le principe de proportionnalité.

 

 

 

 

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  • Conclusions des avocats généraux

 

 

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