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Les séparatistes catalans poursuivis bénéficient-ils de l'immunité parlementaire du fait de leur élection comme députés européens?


En septembre 2017, le Parlement catalan adoptait les lois 19/2017 sur l’organisation d’un referendum d’autodétermination et 20/2017 prévoyant l’instauration de la République. Le 1er octobre 2017, se tenait le referendum, malgré la décision du tribunal constitutionnel espagnol qui avait jugé les lois votées contraires à la Constitution. C’était le début d’une épreuve de force entre l’Etat espagnol et les institutions de la région catalane dominées par une coalition de partis acquis à l’indépendance, et d’une crise sans précédent dans la région de Catalogne, entre indépendantistes et partisans du maintien de la Catalogne au sein de l’Espagne.  Plusieurs représentants élus à qui il était reproché d’avoir joué un rôle majeur dans ce coup de force, furent placés en détention provisoire (ou s’enfuirent à l’étranger pour éviter de l’être) dans le cadre d’une procédure pénale engagée par le Ministère public espagnol. Il leur était reproché d’avoir participé à un processus de sécession et dans ce cadre, de s’être rendus coupables de rébellion ou de sédition, de désobéissance et de détournement de fonds.

Parmi ces responsables politiques figure celui qui était au moment des faits le Vice-président du gouvernement autonome de Catalogne : Oriol Junqueras Vies. En mai 2019, ce dernier, toujours en détention préventive, a été élu membre du Parlement européen, résultat proclamé par la commission électorale centrale espagnole dans une décision du 13 juin 2019. Le lendemain, la Cour suprême espagnole a refusé de l’autoriser à sortir de prison pour qu’il puisse prêter le serment de respecter la Constitution espagnol, formalité imposée par une loi organique nationale aux élus du Parlement européen, ce qui a eu pour conséquence que la commission électorale centrale déclare la vacance de son siège, avec suspension de toutes les prérogatives attachées à ses fonctions. Oriol Junqueras Vies a introduit un recours contre l’ordonnance du 14 juin 2019 contenant le refus de la Cour suprême, en invoquant l'immunité dont il bénéficierait comme eurodéputé, en vertu de l'article 9 du protocole sur les privilèges et immunités de l'Union européenne (Protocole n° 7 sur les privilèges et immunités de l'Union européenne).

La Cour suprême qui est chargée de statuer sur le recours a préféré surseoir pour poser à la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) des questions concernant cette immunité. Depuis, la Cour suprême a condamné Oriol Junqueras à treize années de prison ferme et à autant d’années de perte des droits civiques dans un arrêt du 14 octobre 2019. Mais elle a maintenu le renvoi préjudiciel. Les questions posées au juge européen restent donc d'actualité:

  • L’article 9 du protocole n° 7 sur les privilèges et immunités de l’Union européenne  s’applique-t-il avant le début des « sessions » à une personne accusée d’infractions graves qui se trouve en détention provisoire, ordonnée judiciairement pour des faits antérieurs à l’ouverture d’une procédure électorale à l’issue de laquelle ladite personne a été proclamée élue au Parlement européen, et qui s’est vu refuser, par décision de justice, une autorisation de sortie de prison extraordinaire qui lui permettrait de remplir les conditions prévues par la législation électorale nationale à laquelle renvoie l’article 8 de l’acte portant élection des membres du Parlement européen au suffrage universel direct ?
  • En cas de réponse affirmative, si l’organe désigné par la réglementation électorale nationale avait informé le Parlement européen que la personne élue n’acquerrait pas la qualité de député, en raison du non-respect des conditions établies au niveau électoral (impossibilité découlant de la limitation de sa liberté de mouvement du fait de sa détention provisoire dans le cadre d’une procédure pour infractions graves), tant que ces conditions ne seraient pas remplies, l’interprétation extensive du terme « sessions » serait-elle maintenue, malgré l’interruption temporaire de l’expectative de la personne élue de prendre possession de son siège ?
  • Si la réponse confirmait l’interprétation extensive, dans le cas où la personne élue se trouverait, bien avant l’ouverture de la procédure électorale, en détention provisoire dans le cadre d’une procédure pour infractions graves, l’autorité judiciaire ayant ordonné la détention serait-elle tenue, au vue de l’expression « lorsqu’ils se rendent au lieu de réunion du Parlement européen ou en reviennent » figurant à l’article 9 du protocole no 7, de lever la mesure de détention de manière absolue, quasi automatique, afin de permettre l’accomplissement des formalités et des déplacements au Parlement européen, ou y aurait-il lieu de recourir à un critère relatif de mise en balance, au cas par cas, d’une part, des droits et des intérêts découlant de l’intérêt de la justice et de la régularité de la procédure et, d’autre part, de ceux relatifs à l’institution de l’immunité, tant en ce qui concerne le respect du fonctionnement et de l’indépendance du Parlement que le droit de la personne élue d’exercer une charge publique ?
 
Qu’est-ce qui fait un député européen ?  

Le fait de devenir membre du Parlement européen est-il régi par le seul droit de l’Union européenne ou une loi nationale peut-elle également régir le processus d’acquisition de la qualité de député européen ?

Pour l’avocat général Szpunar dont les conclusions ont été rendues publiques le 12 novembre 2019 (Conclusions de l’avocat général dans l’affaire C-502/19, Junqueras Vies, 12 novembre 2019), le droit de l’UE prévaut.
En effet, si la procédure électorale est régie par le droit national, le statut des eurodéputés, « en tant que représentants des citoyens de l’Union élus au suffrage direct et membres d’une institution de l’Union, ne peut être régi que par le droit de l’Union » sous peine d’atteindre « non seulement l’indépendance du Parlement vis-à-vis des États membres, mais également l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union dans son ensemble » (point 44).
Pour l’avocat général « le raisonnement selon lequel la qualité de député au Parlement n’est acquise qu’à condition d’accomplir des formalités exigées par le droit national, telles que la prestation de serment, [me] paraît contraire à l’idée même de suffrage universel direct et de mandat représentatif. En effet, l’acquisition d’un tel mandat ne peut résulter que du seul vote des électeurs et ne saurait être subordonnée à l’accomplissement subséquent d’une quelconque formalité…Les électeurs élisent bien des députés, non pas des « prétendants à être député ». Leur décision exprimée lors du vote n’est soumise à aucune « validation » ou « confirmation » (point 46).
Les élus acquièrent leur mandat lors de la proclamation des résultats qui termine le processus électoral. Toutes les formalités qui suivent (sauf une éventuelle invalidation des élections), n’ont qu’un caractère déclaratoire et donc, aucun effet sur l’existence du mandat et les prérogatives qui en découlent. C’est le cas de la prestation de serment de respecter la Constitution espagnole (point 49) qui peut conditionner la prise effective de fonctions par les députés mais pas le fait qu’ils bénéficient du statut de parlementaire européen (point 50).
Par conséquent : « ...une personne dont l’élection au Parlement a été officiellement proclamée par l’autorité compétente de l’État membre dans lequel cette élection a eu lieu acquiert de ce seul fait et dès ce moment la qualité de membre du Parlement, nonobstant toute formalité subséquente que cette personne serait dans l’obligation d’accomplir, que ce soit en vertu du droit de l’Union ou du droit national de l’État membre en question. Une telle personne conserve cette qualité jusqu’au terme de son mandat, sous réserve des cas d’expiration de celui-ci mentionnés à l’article 13, paragraphe 1, de l’acte de 1976 » (démission de l'élu, décès ou déchéance de son mandat) (point 70).
 

Dès lors, Oriol Junqueras peut bénéficier de l'immunité prévue par le Protocole sur les privilèges et immunités de l'Union européenne.

 

Que recouvre l'immunité du député européen?

L'immunité parlementaire est régie par les articles 8 et 9 du Protocole. L'article 8 qui garantit l’irresponsabilité  pour les opinions et les votes émis dans l'exercice des fonctions est écarté par l'avocat général comme non pertinent pour la solution du litige. C'est l'article 9 relatif à l'immunité qu'il faut interpréter.  

Début et durée de la protection par l'immunité

En vertu de l'article 9 du Protocole, les eurodéputés jouissent dans leurs pays respectifs de l'immunité reconnue aux parlementaires nationaux. Le contenu de cette immunité varie donc d'un pays à l'autre en fonction des règles nationales. En revanche, la durée de la protection est la même pour tous les eurodéputés car elle est régie par le droit de l’UE.

En réponse à la première question préjudicielle, l'avocat général rappelle donc que la protection s'exerce pendant la durée des sessions du Parlement et que la notion de session résulte du droit de l'UE et couvre donc la définition donnée par les textes européens, et non celle qui existe dans les états membres. De fait, le Parlement européen est en session permanente et c'est dans cette période que l'immunité parlementaire s'applique. Quant au début de la protection, il coïncide, en principe, avec l’ouverture de la première session du Parlement européen nouvellement élu, date à laquelle commence le mandat du député.  
L'immunité résultant du seul mandat, aucune formalité complémentaire n'est requise

La deuxième question posée à la CJUE concerne le dilemne plus particulier posé par la situation d'Oriol Junqueras : une personne élue députée au Parlement, mais qui n’a pas pu prendre ses fonctions faute d’avoir rempli l’obligation de prêter serment prévue en droit espagnol bénéficie-telle de l'immunité ? A cette question, l'avocat général propose de répondre que l'immunité n'est pas conditionnée à la présence du député à la session inaugurale et au fait qu'il ait pris effectivement ses fonctions. Le mandat commençant à l’ouverture de la première session du Parlement, ce député est couvert par l’immunité parlementaire prévue par le Protocole (point 84).

La troisième question préjudicielle permet de préciser le champ d'application temporel de l'immunité.
L'immunité protège les députés en dehors de la session, lorsqu’ils se rendent au lieu de réunion du Parlement ou en reviennent. L'avocat général en tire comme conséquence qu'elle doit pouvoir s'exercer également avant la période de session, y compris avant l’ouverture de la première session après les élections. Une contradiction existe pourtant puisque cela signifie que l’immunité s’appliquerait avant que commence le mandat des députés. Mais l'avocat général balaie l'objection en remarquant que dans la plupart des états membres l’immunité s’applique dès la proclamation des résultats des élections (point 92). Sur la base de ce raisonnement, l'avocat général estime que les autorités du pays dans lequel le député européen a été élu doivent s'abstenir d'empêcher les démarches nécessaires à sa prise effective de fonctions et suspendre les mesures déjà en cours (point 95).
 

Application de ces principes aux députés européens catalans poursuivis

Après avoir proposé son interprétation de l'article 9, l'avocat général en vient à l'application au cas d'Oriol Junqueras, pour conclure qu'en l'espèce la CJUE ne serait pas compétente pour répondre aux questions préjudicielles qui lui ont été posées. Car la plupart de celles-ci sont devenues sans objet après la décision de la Cour suprême espagnole du 14 octobre 2019 : «...lorsque le litige au principal perd son actualité, la Cour cesse d’être compétente, car sa réponse revêtirait un caractère hypothétique » (point 101). La condamnation d'Oriol Junqueras s'accompagne de la perte de ses droits civiques qui entraîne celle de toute charge élective et de l’éligibilité. L'avocat général est obligé de reconnaître que l’éligibilité au Parlement européen étant régie par le droit national, comme on l'a vu plus haut, elle est également concernée par la perte des droits civiques et que donc, la privation de cette éligibilité doit entraîner la déchéance du mandat.

Mais cette solution, tirée d'une interprétation littérale de l'article 9 ne lui semble pas satisfaisante, car elle ne tient pas compte de l'évolution normative et institutionnelle de l'UE , et en particulier de la montée en puissance et en autonomie par rapport aux parlements nationaux, du Parlement européen (points 104 à 107). C'est pourquoi, l'avocat général propose à la Cour d'adopter une interprétation moins « figée » de l'article 9 et de juger qu' à partir du moment où le droit national d’un État membre reconnaît l’immunité aux parlementaires, ce n'est pas à la juridiction nationale compétente d'apprécier l’opportunité d’en demander la levée, mais au Parlement européen (point 108).

 

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