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Signes religieux au travail




cour de jusitce de l'union européenne

Une audience de la Cour de justice chambre à cinq juges
Source : Cour de Justice de l’Union Européenne




Les questions relatives à la religion ou aux convictions s’invitent dans le débat public de plus en plus souvent. Cette évolution se constate aussi dans le contentieux communautaire.

Ainsi la Cour de Justice de l’Union Européenne a-t-elle été saisie à plusieurs reprises, ces dernières années, d’affaires portant sur la liberté religieuse. Elle va devoir prochainement se prononcer sur des questions préjudicielles concernant la discrimination fondée sur la religion ou les convictions sur le lieu de travail dans deux affaires jointes portant sur le port de signes religieux au travail.
 

La première met en cause WABE, une association allemande qui gère des établissements accueillant et éduquant des enfants en journée. Cette association se veut neutre à l’égard des partis politiques et des confessions religieuses. En 2016, une de ses employées, Mme IX, éducatrice spécialisée, décide de porter le foulard islamique sur son lieu de travail. En mars 2018, WABE adopte des instructions de service pour le respect du principe de neutralité qui interdisent aux employés de porter, sur leur lieu de travail, des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques et religieuses. Les signes visés sont, en particulier, la croix chrétienne, le foulard islamique et la kippa juive. Cette interdiction ne concerne pas les employés de WABE travaillant au siège de l’entreprise dans la mesure où ils n’ont pas de contacts avec les clients. Devant le refus de Mme IX de retirer son foulard après plusieurs avertissements, WABE la suspend provisoirement. La mesure est contestée en justice par Mme IX. Dans la seconde affaire, la société MH Müller Handels qui exploite en Allemagne une chaîne de drogueries est traduite en justice par une de ses employées, conseillère de vente, à qui elle a ordonné de retirer le foulard islamique qu’elle s’était mise à porter sur son lieu de travail, et plus précisément, de venir au travail « sans signes ostentatoires de grandes dimensions de convictions politiques, philosophiques ou religieuses ».
 

Dans les deux cas, les juridictions saisies ont décidé de surseoir à statuer pour poser des questions préjudicielles à la Cour de Justice de l’Union européenne qui se résument en substance ainsi :
 

- Les mesures prises à l’encontre des requérantes par leurs employeurs constituent-elles une discrimination directe ou indirecte fondée sur la religion en contradiction avec la directive sur l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail (Directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail) ?
- A quelles conditions une telle discrimination, si elle est constatée, peut-elle se justifier (par exemple, par le souhait subjectif de l’employeur de poursuivre une politique de neutralité politique, philosophique et religieuse face à sa clientèle, ou par la limitation de l’interdiction des signes religieux ou autres aux seuls signes ostentatoires ?). Comment se combinent des droits tels que le droit fondamental à la liberté d’entreprise et la liberté de religion ? Comment se combinent les dispositions communautaires et les dispositions nationales, notamment celles qui figurent dans la loi fondamentale allemande ?



Les conclusions de l’avocat général Rantos ont été publiées le 25 février 2021 (Conclusions de l'avocat général dans les affaires jointes C-804/18 IX/WABE eV. et C-341/19 MH Müller Handels GmbH/MJ). Si elles ne permettent pas de savoir de façon certaine quelle sera la position de la CJUE, on peut cependant en préjuger dans la mesure où le plus souvent, la Cour suit l’avis de son avocat général.


1 - Pour répondre à la question de savoir s'il y a eu discrimination directe ou indirecte fondée sur les religions ou les convictions, l'avocat général rappelle tout d'abord les dispositions de l'article 2 de la directive 2000/78 selon lesquelles " une discrimination directe se produit lorsqu’une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable" en raison de sa  religion ou de ses convictions, d'un handicap, de  l'âge ou de l'orientation sexuelle. Quant à la discrimination indirecte, le même article énonce qu'elle  se produit "lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes d’une religion ou de convictions, d’un handicap, d’un âge ou d’une orientation sexuelle donnés, par rapport à d’autres personnes, à moins que  cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires".

Sur le fondement de la jurisprudence antérieure de la CJUE, l'avocat général observe que dans la mesure où les instructions de service  "s’appliquent  indifféremment à toute manifestation de convictions politiques, philosophiques ou religieuses des travailleurs dans les relations avec les clients de l’entreprise" et ne constituent donc pas une mesure dirigée spécifiquement contre les travailleuses de religion musulmane qui souhaiteraient porter un foulard islamique, ces instructions "n’apparaissent pas établir un traitement moins favorable d’un travailleur directement et spécifiquement lié à sa religion ou à ses convictions" (point 52).  

En revanche, de telles instructions de service peuvent entrainer une discrimination indirecte s'il en résulte, en fait, un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données. Mais cette discrimination indirecte peut être justifiée par "un objectif légitime" et à la condition que les moyens de réaliser cet objectif "soient appropriés et nécessaires". La politique de neutralité voulue par une entreprise est-elle un objectif légitime ? Selon l'avocat général, la réponse est affirmative, comme en a déja jugé la CJUE par le passé.
Encore faut-il que les moyens employés pour atteindre cet objectif ne soient pas disproportionnés.  L’avocat général rappelle qu’une interdiction du port visible de tout signe ou vêtement susceptible d’être associé à une croyance religieuse ou à une conviction politique ou philosophique qui concerne uniquement les travailleurs en relation avec les clients paraît « non seulement appropriée mais également strictement nécessaire pour atteindre le but poursuivi » (point 62).

2 - Tous les types de signes religieux peuvent-ils faire l’objet d’une interdiction ?
Dans des décisions antérieures, la Cour de Justice de l’Union Européenne a jugé possible l’interdiction du port de signes visibles de convictions politiques, philosophiques ou religieuses sur le lieu de travail. Dans les affaires WABE et MH Müller Handels, l’avocat général propose de ne pas s’en tenir à cette notion, large, de signes visibles car elle conduirait à une interdiction de tous les signes apparents, y compris ceux de petite dimension, ce qui apparait draconien pour assurer la politique de neutralité voulue par une entreprise. Selon l’avocat général, « une politique de neutralité politique, philosophique ou religieuse d’un employeur, dans ses relations avec ses clients, n’est pas incompatible avec le port, par ses employés, de signes, visibles ou pas, mais de petite taille, autrement dit discrets, de convictions politiques, philosophiques ou religieuses sur le lieu de travail, qui ne se remarquent pas dans une première approche » (point 74).

 

Ce n’est pas à la Cour de Justice de l’Union Européenne de définir ce qu’est un signe de « petite taille » ou un « signe ostentatoire », mais aux juridictions nationales, au cas par cas, car le contexte dans lequel le signe est porté peut jouer un rôle (point 76). Mais l'avocat général donne des pistes d’interprétation. « En tout état de cause », observe-t-il, « un foulard islamique ne constitue pas un signe religieux de petite taille ». Et il rappelle que dans une autre affaire, l’avocate générale avait considéré qu’un « symbole religieux de petite taille et porté discrètement, le cas échéant, sous la forme d’une boucle d’oreille, d’un pendentif ou d’une épinglette, sera probablement plus acceptable qu’un couvre-chef ostentatoire comme un chapeau, un turban ou un foulard » (point 76).
 

Enfin, y compris dans le cas où est en cause le refus d’une employée ou d’un employé de renoncer à porter un signe ostentatoire, la juridiction nationale doit rechercher s’il n’y avait pas une alternative à l’interdiction. Par exemple, l’entreprise n’aurait-elle pas pu, sans que cela crée pour elle une charge supplémentaire, proposer à l’employé-e un poste de travail n’impliquant pas de contact visuel avec les clients?
 

3 – Comment s’articulent des dispositions nationales et la directive communautaire ?
En vertu de la loi fondamentale allemande, un employeur ne peut mener une politique de neutralité religieuse à l’égard de ses clients que si l’absence de cette neutralité entraîne pour lui un préjudice économique. Comment concilier cette disposition avec l’interprétation, plus libérale pour l’entreprise, qui est faite de l’article 2 de la directive 2000/78 ?

 

L’avocat général estime qu’il est nécessaire « de prendre en compte la diversité des approches des États membres en ce qui concerne la protection de la liberté de religion ». Ce principe n’est pas remis en cause par l’application du principe de non-discrimination prévu par la directive 2000/78. Il n’y a donc pas conflit entre les deux textes (point 110). Car les dispositions constitutionnelles allemandes « n’interdisent pas une politique de neutralité politique, philosophique ou religieuse de la part d’un employeur mais fixent uniquement une exigence supplémentaire relative à la mise en œuvre de celle-ci, relative à l’existence d’une menace suffisamment concrète d’un désavantage économique pour l’employeur ou un tiers concerné » (point 111). Dès lors, « la directive 2000/78 doit être interprétée en ce sens qu’elle ne s’oppose pas à ce qu’une juridiction nationale applique des dispositions constitutionnelles nationales protégeant la liberté de religion lors de l’examen d’une instruction fondée sur une règle interne d’une entreprise privée relative à l’interdiction du port de signes de convictions politiques, philosophiques ou religieuses sur le lieu de travail, à condition que ces dispositions ne portent pas atteinte au principe de non-discrimination prévu par cette directive» (point 112).


Il appartient à la juridiction nationale saisie de vérifier que ces conditions sont remplies.
 

4 - Les dispositions de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) relatives à la liberté religieuse et à la liberté d’entreprise ne sont pas pertinentes en l’espèce.
Dans leurs questions préjudicielles, les juridictions nationales demandaient comment s’appliquaient les articles de la Charte de la CEDH qui concernent la liberté de religion et la liberté d’entreprendre. L’avocat général estime qu’il n’y a pas lieu de s’interroger sur l’application de ces textes aux affaires WABE et MH Müller Handels, dans la mesure où leur objet diffère de celui de la directive. Celle-ci ne vise pas à assurer la protection des libertés de religion, ou d’entreprendre proprement dites, mais de prohiber des discriminations en matière d’emploi et de travail.


 

 

Conclusion

 

L'avocat général propose à la Cour de prendre la décision suivante:
 

1)      L’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, doit être interprété en ce sens que l’interdiction du port de tout signe visible de convictions politiques, philosophiques ou religieuses sur le lieu de travail, qui découle d’une règle interne d’une entreprise privée, ne constitue pas une discrimination directe fondée sur la religion ou sur les convictions, au sens de cette disposition, à l’égard des travailleurs qui observent certaines règles vestimentaires en application de préceptes religieux imposant de se couvrir.
 

2)      L’article 2, paragraphe 2, sous b), de la directive 2000/78 doit être interprété en ce sens qu’une différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou les convictions, au sens de cette disposition, est susceptible d’être justifiée par la volonté de l’employeur de poursuivre une politique de neutralité politique, philosophique et religieuse sur le lieu de travail, afin de tenir compte des souhaits de ses clients.
 

3)      L’article 2, paragraphe 2, sous b), de la directive 2000/78 doit être interprété en ce sens qu’une règle interne d’une entreprise privée interdisant uniquement, dans le cadre d’une politique de neutralité, le port de signes ostentatoires de grandes dimensions de convictions politiques, philosophiques ou religieuses sur le lieu de travail est susceptible d’être justifiée, au sens de cette disposition. Une telle interdiction doit être poursuivie de manière cohérente et systématique, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier.
 

4)      L’article 2, paragraphe 2, sous b), de la directive 2000/78 doit être interprété en ce sens que des dispositions constitutionnelles nationales protégeant la liberté de religion ne peuvent pas être prises en compte en tant que dispositions plus favorables, au sens de l’article 8, paragraphe 1, de cette directive, dans le cadre de l’examen du caractère justifié d’une différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou les convictions.
 

5)      L’article 2, paragraphe 2, sous b), de la directive 2000/78 doit être interprété en ce sens que les droits visés à l’article 10 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et à l’article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, ne peuvent pas être pris en compte lors de l’examen du caractère approprié et nécessaire d’une différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou les convictions et découlant d’une règle interne d’une entreprise privée.
 

6)      La directive 2000/78 doit être interprétée en ce sens qu’elle ne s’oppose pas à ce qu’une juridiction nationale applique des dispositions constitutionnelles nationales protégeant la liberté de religion lors de l’examen d’une instruction fondée sur une règle interne d’une entreprise privée relative à l’interdiction du port de signes de convictions politiques, philosophiques ou religieuses sur le lieu de travail, à condition que ces dispositions ne portent pas atteinte au principe de non-discrimination prévu par cette directive, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier.

 

 

Mise à jour

Le 15 juillet 2021, la Cour de Justice de l'Union Européenne a suivi les conclusions de l'avocat général Rantos. Voir l'article: Interdiction des signes religieux au travail

 

 

 


 

 

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