Conflits de juges, conflit de droits
Le 8 mai dernier, la Cour de Justice de l’Union Européenne a publié un communiqué aussi bref que lapidaire rappelant, en substance, qu’elle est seule compétente pour interpréter le droit de l’Union européenne et que son interprétation s’impose aux juridictions nationales, fussent-elles constitutionnelles.
Pourquoi la Cour s’est-elle sentie obligée de rappeler ce que tout juriste ayant à appliquer le droit européen sait depuis longtemps ? Parce que les juges constitutionnels allemands l’ont apparemment oublié ou fait comme s’ils l’avaient oublié.
La Cour constitutionnelle fédérale allemande rappelle à l'ordre la Banque Centrale Européenne et se rebelle contre la Cour de Justice de l'Union Européenne
Les juges constitutionnels allemands avaient été saisis par des particuliers de différents recours mettant en cause le programme d’achats de titres publics (Public Sector Purchase Programme, PSPP) mené en 2015 par la Banque Centrale Européenne (BCE). Ce programme consistait à acheter des emprunts d’état membres de la zone euro sur les marchés secondaires. Selon les requérants, cette action constituait un financement direct des états qui est interdit à la BCE par l’article 123 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. La Cour constitutionnelle avait décidé de suspendre son jugement pour poser à la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), juridiction compétente pour interpréter les traités européens et le droit de l’UE, différentes questions qui se résumaient à savoir si la BCE avait ou non outrepassé ses compétences.
Le 11 décembre 2018, la CJUE avait validé le programme PSPP, estimant que l’action de la BCE était conforme à ses attributions.
Mais dans leur jugement rendu le 5 mai dernier, les juges de la Cour constitutionnelle passent outre cette décision. Ils ordonnent à la Banque Centrale Européenne de leur prouver, dans un délai de trois mois, que les achats d’emprunts d’Etat ont été nécessaires en dépit des risques financiers qu’ils font courir aux actionnaires, aux épargnants, et de manière plus générale, aux contribuables allemands. Si la BCE n’obéit pas, les juges constitutionnels précisent que la banque centrale nationale allemande devra cesser d'acheter des emprunts d'états de la zone euro pour le compte de la BCE.
Les juges admettent néanmoins que les achats reprochés ne constituent pas un financement direct des Etats, ce qui violerait les traités européens. Ils ne remettent donc pas, a priori, en cause, le programme PSPP, mais les effets « disproportionnés » qu’il pourrait avoir sur la politique économique et budgétaire, domaines dans lesquels la BCE n’est pas compétente.
Une décision fragile juridiquement
Sitôt connue, la décision de la Cour constiutionnelle a donné lieu à une foule de commentaires alarmistes dans les medias, prédisant la fin de l’euro, ou encore la fin de l’Union européenne.
Il n'est pas question ici de prétendre, à rebours de ces commentaires, que la décision de la Cour constitutionnelle allemande n’est que broutille et nuage fugace dans le ciel européen, mais d'en nuancer la portée, et peut-être aussi, les intentions. Il faut la replacer dans son contexte, celui de la coexistence quelquefois difficile entre droit communautaire et droits nationaux et celui de la rivalité entre juridictions nationales suprêmes attachées, on le comprend, à la défense de leur système judiciaire interne et Cour de l’Union européenne, attachée, on le comprend aussi, à ce que le droit communautaire soit respecté.
Pour éviter, autant que faire se peut, des conflits entre les différents droits, et entre les juridictions, il existe un principe et un mécanisme procédural. Le principe, posé dès les débuts de la construction communautaire, est celui de la primauté du droit de l’UE. D’abord jurisprudentiel, il est repris dans une déclaration annexée au Traité de Lisbonne. Il signifie que le droit de l’Union européenne se situe au-dessus des lois nationales et qu’en cas de contradiction entre d’une loi interne et d’un texte communautaire le second doit primer et la loi nationale doit être écartée (bien sûr, comme beaucoup de règles juridiques, celle-ci connait des exceptions. Pour les lecteurs que cela intéresse, elles sont expliquées dans le dossier "droit communautaire et droit national"). Le mécanisme procédural est celui de la question préjudicielle. Une juridiction nationale saisie d’un litige dont la solution dépend de l’application d’une règle de droit de l‘Union européenne, peut, si elle a des doutes sur l’interprétation de cette règle, surseoir à statuer pour demander à la Cour de Justice de l’Union Européenne d’interpréter la règle communautaire. Ce renvoi est obligatoire si la juridiction nationale statue en dernier ressort (cours suprêmes et constitutionnelles). Dans tous les cas, la juridiction qui a posé la question préjudicielle est liée par l’interprétation donnée par La Cour européenne et doit l’appliquer. La primauté du droit de l’UE et la procédure de la question préjudicielle permettent d’assurer l’unité d’interprétation de la législation européenne et son application dans les pays membres.
Faut-il en conclure que les juges nationaux sont au garde à vous devant la Cour de Justice de l’UE ? Non, bien sûr. Pour ne citer que l’exemple de la France, le Conseil d’Etat a tardé à reconnaître la primauté du droit communautaire et a forgé des outils juridiques pour ne pas avoir à utiliser le renvoi préjudiciel (théorie de l’acte clair). Quant au Conseil constitutionnel, il est jusqu’à présent parvenu à éviter une confrontation entre la règle constitutionnelle et la règle communautaire en acceptant la primauté du droit communautaire tant que celui-ci n’affecte pas « une règle ou un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France ». Voila la Cour de Justice de l’Union Européenne prévenue : il existe bien des terrains où le juge communautaire ne doit pas s’aventurer.
Des tensions existent donc, ont existé et existeront entre juridictions nationales et juridiction européenne. Elles sont en général réglées par le dialogue et les contacts qu’entretiennent ces institutions. Mais quelquefois, ces divergences éclatent au grand jour, comme cela vient d’être le cas.
La rebellion de la Cour constitutionnelle allemande n’est ni extraordinaire, ni surprenante (elle est assez coutumière du fait).
Elle n’est pas non plus inattaquable sur le plan juridique.
D’une part, la Cour constitutionnelle n’a pas d’ordres à donner à la Banque Centrale européenne dont l’indépendance est garantie par l’article 130 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. La Présidente de la BCE, Christine Lagarde, ne s’est pas privée de le rappeler le 7 mai et a déclaré qu'elle poursuivrait sa politique de rachats massifs de dette des Etats et des entreprises en zone euro, pour faire face aux conséquences économiques de la pandémie de Covid-19.
D’autre part, seule la Cour de Justice de l’Union Européenne est compétente pour juger de la conformité au droit de l’Union européenne de l’action d’une institution européenne ou d’un état. Or, elle a estimé dans sa décision du 11 décembre 2018, en réponse à la question que lui avait posée la Cour constitutionnelle allemande, que le programme PSPP de la BCE sur l’acquisition d’obligations souveraines sur les marchés secondaires n’enfreint pas le droit de l’Union. Il ne dépasse pas le mandat de la BCE et ne viole pas l’interdiction du financement monétaire. Puisque cette décision s’impose à la Cour constitutionnelle fédérale allemande, la Commission européenne peut lancer une procédure en infraction contre l’Allemagne pour non respect du droit de l’Union européenne et de ses engagements, lui ordonnant de se mettre en conformité. Si cette procédure va à son terme elle se traduit par des sanctions financières à l’encontre du pays condamné.
Dans un communiqué du 10 mai dernier, la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen annonce que cette éventualité est étudiée par le service juridique de la Commission. Le bras de fer est donc lancé.
Quelles conséquences ?
Sur le plan juridique, la position de la Cour de la constitutionnelle est mal assurée. Il ne fait aucun doute qu’elle a violé le principe de primauté du droit communautaire. Pour le justifier elle pourrait invoquer des principes inhérents au régime constitutionnel allemand sans lesquels celui-ci est vidé de sa substance. Mais le peut-elle? Dans sa décision, la Cour ne recourt pas à cet argument. Elle remarque même qu’il n’est pas établi que le programme PSPP ait violé « l’identité constitutionnelle » ou les règles budgétaires que doit respecter le parlement fédéral. Mais elle ajoute qu’il se peut que ce soit le cas. Faute de pouvoir le démontrer, les juges ordonnent donc à la Banque Centrale Européenne de prouver qu’elle n’a pas outre passé ses compétences, ce qui revient à opérer un curieux renversement de la charge de la preuve !
Les conséquences à redouter sont évidemment politiques et économiques. Economiques, car l’arrêt de la Cour constitutionnelle sape la confiance dans l’euro et la BCE, au pire moment, celui de la récession inévitable dans l’UE du fait de l’épidémie de covid-19 qui nécessite un plan anti crise européen piloté par…la BCE. Politiques car cet arrêt donne du grain à moudre aux eurosceptiques : certains pays comme la Hongrie ou la Pologne se réjouissent de ce jugement. Cela se comprend : ces deux pays sont dans le viseur de la justice européenne pour leurs réformes contestées en matière de justice ou de politique d’immigration qui vont à l’encontre des principes de l’état de droit proclamés dans les traités européens. Ils se prennent à rêver d’une Europe communautaire où chaque état choisirait les lois européennes qui lui conviennent. L’arrêt de la Cour constitutionnelle alimente également les critiques de ceux qui dénoncent, quelquefois de façon xénophobe, une « Europe allemande ».
Ce conflit de juges se règlera, c’est probable, par la négociation et par une solution diplomatique qui permettra aux juges constitutionnels de ne pas perdre la face, tout en préservant l’indépendance de la BCE. Personne n’a intérêt à une escalade dans le conflit et certainement pas l’Allemagne. Peut-être aura-t-il même l'effet inattendu de pousser l’intégration européenne au dela de l’union monétaire et de remettre à l'ordre du jour la gouvernance politique de la zone euro.
Mise à jour
De fait, le délai donné à la Banque Centrale Européenne pour s'expliquer et justifier son action est passé sans plus d'incident. Pour la BCE, il n'était évidemment pas question de rendre de comptes à une juridiction nationale sur sa politique. Mais une solution de moyen terme aurait été trouvée, selon des informations parues dans la presse : "La Banque centrale européenne aurait remis à la Bundesbank des documents internes confidentiels, servant à démontrer le caractère adéquat de son programme de rachats d’actifs sur les marchés. A charge à l’institution allemande de les mettre à disposition du gouvernement et des députés allemands afin de répondre pleinement aux requêtes des juges de la Cour constitutionnelle allemande qui ont remis en cause cette pratique". Cette démarche semble avoir été jugée suffisante pour convaincre les juges allemands. Et le 29 avril 2021, ceux-ci ont rejeté un nouveau recours contre les achats d'obligations de la BCE